Fascination [Pv]

Le lycée. Le terrain de jeu par excellence. Le lieu où il pouvait faire les quatre cents coups sans se faire repérer. Trop grand, pas assez de surveillance. Bref. S’embarquant dans une suite de couloir au hasard, il jetait un coup d’oeil autour de lui. Genre mode furtif sans l’être. En même temps être discret avec une tête de chat dépassant de l’épaule et des vêtements violet flashy c’était à peu près mission impossible. Surtout quand on s’appelait Amwn et qu’on avait la fâcheuse habitude de se prendre les pieds dans ses lacets dès que possible. Chose qui n’arriva pas ce jour là. Non ce n’était pas un miracle, promis. C’était juste qu’il se baladait tout simplement en chaussettes. Chaussettes rose Hello Kitty, soit dit en passant. Ah…Ses chaussettes Hello Kitty n’avait pas de prix à ses yeux, alors autant les montrer, hein ? Les gens gloussaient sur son passage et il se contentait d’un léger sourire à leur égard. Après tout, il s’en fichait. Pas qu’il ne les aimât pas, tous ces gens, là. Non. Il ne comptait juste pas. Vraiment pas. Il salua d’un signe de tête une voisine de dortoir qui se contenta d’hausser les yeux au ciel. Ah. Il était arrivé. Il se posta dans un coin du couloir. Il savait qu’il passait par là, tous les jours, à cette heure. C’était là qu’il l’avait vu pour la première fois, au détour de ce couloir. Il croisa les doigts et inspira à fond, la timidité, ce n’était pas son truc.

Oh oui. C’était il y a…Deux semaines ? Il était planté là, juste dans ce coin où il était blottit à nouveau lorsqu’une marée de fille était passée à toute vitesse. Un truc hallucinant. La vitesse, pas les filles. Contemplant les choses qui courraient sans qu’il sache où, il s’était fait bousculé et avait atterri à quatre pattes devant LE type. Il avait rougi, il avait bégayé et il avait fui. Il faut dire que, même s’il s’en fichait de ce que pensait les autres, les garçons impressionnants avaient le don de le déstabiliser. Les gens impressionnants, même. Et puis… Frog descendit sur ses genoux, ronronnant comme un moteur et il commença à jouer avec son collier en se remémorant la semaine dernière. En fait, il n’y avait pas grand-chose à dire, le temps était nuageux et Amwn s’était pelotonné dans le même coin. Il n’y avait pas eu de marée féminine, ce jour là. Il n’y avait eu que du calme. Beaucoup de calme et puis lui. Lui et la fascination de Chou qui ne cessait de grandir. Son regard n’avait pas pu se détacher de la haute silhouette qui traversait le couloir. Avait-il essayé de regarder ailleurs, en fin de compte ? Non. Ou, tout du moins, il n’avait pas réussi, loin de là. Il se souvenait encore de son air ahuri et rêveur en allant en cours de maths. « Mais il a fumé avant de venir ? » « Youhou Amwn ! » « Allô la Lune ? Ici la Terre ! » Il avait fini par, enfin, cligner des yeux lorsqu’une fille avait claqué des doigts juste devant ses yeux. Ca l’avait réveillé ça, c’est l’moins qu’on puisse dire. Il avait regardé la fille qui se mordillait la lèvre d’un air embêté et avait fini par retourner dans ses rêveries. Il faut dire que le cour de Maths s’y prêtait fortement…

Bref. Toujours est-il qu’il était de retour dans son coin. Et qu’il patientait. Frog frottait sa tête contre sa main et lui attendait, presque à bout de souffle. Attente. Son front se plissait sous l’angoisse. Il tira nerveusement sur sa chaussette gauche, gratouillant de la main droite la tête de son chat qui ronronnait comme un fou. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Trois. Deux. Un. Des bruits de pas dans le couloir. Un feulement mécontent et Frog qui s’élance en avant. Cri de la part d’Amwn qui se jeta à plat ventre pour le rattraper. Violent choc. Il avait visiblement cogné quelqu’un en glissant à plat venter comme un manchot empereur.

Choc. Yeux qui clignotaient sans discontinuer. Bon sang. Rougissement qui lui monta aux joues. Oh non. Toutes les syllabes se décomposèrent dans sa tête en un grand vacarme. Lui. Il s’assit au sol, l’air choqué, abandonnant totalement la recherche du chat qui le narguait de l’autre côté du couloir. Il recula brusquement, s’éloignant le plus possible du type, son dos touchant le mur. Oui, son cœur battait un peu trop fort. Bon sang, pourquoi ça lui arrivait à lui ce genre de situation. Il prit une profonde respiration. Le genre de respiration qu’on ne prend que lorsque l’on s’apprête à prendre une décision désespérée.

« Déso… Désolé… »

Ding dong. La cloche sonna. Une heure de plus écoulée. Toutes les heures se ressemblaient. Ecoulement interminable et immuable du temps. Pour tout le monde, le temps qui passait n’avait rien de commun avait le temps qui venait de passer. Emotions et sentiments venaient tout changer. Passer du rire aux larmes, éprouver haine, joie, crainte, colère. Lawrence se sentait comme le spectateur involontaire de tout cela. Il voyait chacun de ses camarades passer différemment devant lui. Chaque jour était différent, pour eux. Pour lui, tous se ressemblaient. Immuables, inchangés. Inchangeables. Toujours semblables. Aucun sentiment, rien. Le vide absolu, comme une nuit sans étoiles et sans fin. Mais il n’en était pas meurtri. Il savait que ce n’était pas naturel, mais il n’éprouvait de toute façon plus rien. Alors, la colère, la tristesse, la rage… même cela, il ne pouvait l’exprimer à l’encontre du mal qui le rongeait.

A la fin de son cours de littérature, il ramassa ses affaires, le geste mesuré et lent de celui qui n’a rien à prouver. Lawrence n’avait rien de snob, même si on le pensait souvent. C’était juste qu’il ne pouvait faire autrement. De toute façon, il n’était pas vexé ni furieux si on l’insultait. Il se contentait de rester droit comme un i, le regard fixe et vague. Ce regard en avait fait fuir plus d’un. Souvent, il se demandait comment c’était, lorsqu’il ressentait encore des choses. Mine de rien, il avait gardé son côté curieux. Pas le côté curieux d’un gamin avide de savoir, mais plutôt celui d’un robot cherchant à emmagasiner le plus de connaissances possibles. Comme si, en blindant son cerveau avec ça, l’écrasement à l’arrière de son crâne pouvait se regonfler, et les cellules revenir à la vie. Tandis qu’il rangeait ses livres, une fille, une jolie fille, objectivement, vint lui remettre, tremblante, une enveloppe rose cachetée.

« Ouvre-la tout à l’heure, d’accord ? »

Une toute petite voix, tremblante. Elle était sortie en trombe, rejoignant ses amies qui gloussaient en le regardant d’un air mutin. Il ouvrit la lettre. Une déclaration d’amour. Il n’ignorait pas qu’il plaisait, mais malheureusement, les sentiments qu’on lui portait ne pouvaient être rendus. Alors il glissa la lettre dans son cartable en cuir. Un geste poli. Lawrence était extrêmement poli. Courtoisie anglaise oblige. L’enveloppe finirait à la poubelle, mais ça, personne ne le saurait. Et cette fille, il lui dirait qu’il était flatté – ce qui était faux – mais qu’il ne pouvait pas lui offrir son cœur.

Il sortit de la salle. Le brouhaha avait filé devant lui, n’en subsistait plus que les échos. Troubles. Vagues. Il marchait vers la salle suivante. Même rengaine, mais jamais de lassitude. Mais ce jour-là, tout fut différent. Le temps, qui s’écoulait toujours de la même façon, fut perturbé. Une courbure nette, boule de poils courant entre ses jambes, et un manchot empereur violet glissant contre ses pieds. Caché sous un bonnet qui cachait presque ses yeux, un bas de pantalon relevé sur une chaussette rose. Pas de chaussures ? Etrange. La curiosité automate de Lawrence lui tinta aux oreilles. Drôle de petit gars. Joli. Objectivement toujours. Il le vit rougir jusqu’aux oreilles, reculer contre le mur comme pour échapper à un prédateur affamé. Lawrence resta immobile quelques instants, le regardant avec insistance, puis secoua doucement la tête, faisant onduler ses cheveux noirs devant ses yeux.

« Ce n’est rien. »

Il le regarda. Le garçon s’était presque pelotonné contre le mur, tremblant. Ah, oui. Parfois, on avait peur de lui. Son regard choquait. Son manque de réaction aussi. Allez, il fallait faire un geste pour sauver la politesse. Il se dirigea vers le chat qui s’était carapaté sous une chaise, l’attrapa par la peau du cou et vint le déposer dans les mains de son maître. Puis il lui tendit la main pour l’aider à se relever. On pouvait ne rien ressentir et rester courtois. De toute façon, il ne lui restait plus que cela. Et cette curiosité grandissante tandis qu’il regardait ce drôle de gamin, aux chaussettes Hello Kitty et au bonnet enfoncé sur la tête. Ce n’était pas la première fois qu’il le voyait. Ca aussi, c’était curieux. Pourquoi était-il toujours là au même moment que lui ? Pourquoi le voyait-il ? Pourquoi le remarquait-il, d’ailleurs ? En temps normal, il n’aurait fait que le voir, et s’en détourner… Mais il avait des tas de questions à lui poser. Peut-être était-ce pour cela ? Alors… autant commencer par la première, non ?

« Je peux savoir comment tu t’appelles ? »

Pas de sourire, pas de faux-semblant. Juste sa main qui tenait la sienne, et son regard qui le fixait intensément. Des tas et des tas de questions.

Amwn était…Tétanisé. C’était le mot. Il était trop près. Il déglutit, les yeux écarquillés par un mélange de honte et de quelque chose de beaucoup plus fort que l’étonnement. Il se força à calmer sa respiration. Il se força à se décontracter. Il se força à sourire. Et puis il arrêta de se forcer. Son sourire resta, heureux. Il lui en fallait peu. Mais ça, pour lui, c’était beaucoup. Frog s’agita dans sa main droite et il le fit grimper sur son épaule, laissant, malgré le rougissement que cela déclenchait, sa main gauche à l-inconnu-impressionant. Son sourire vira mutin et il lui céda pour de bon sa main une fois qu’il fut debout. A propos, même debout, la différence de taille était saisissante. Amwn se sentait légèrement minuscule. Pas plus que d’habitude, soit. Son chat tenta de grimper sus sa tête le faisant rire doucement, sa gêne en partie effacée. Juste en partie. Son cœur n’arrêtait pas de bondir dans tous les sens. Comme s’il faisait des auto-tamponneuse quand y a plein de monde sur la piste. Il secoua la tête, louchant sur les mèches qui trouvèrent le moyen de retomber sur ses yeux. Saleté de cheveux. Et en même temps… Il vint écarter ces mèches et soupira à nouveau. Il les aimait bien ses cheveux, de toutes façons.

La question le prit au dépourvu. Il ne pensait pas que ça puisse intéresser quiconque. Surtout pas lui, au fond. Il pencha la tête, l’air interrogatif. Pourquoi lui demandait-il ça ? Son prénom n’avait aucune utilité, simple nomination d’un humain. Il haussa les épaules en regardant dans le vide. Ce n’était même pas de la réticence. C’était de l’incompréhension. Purement et simplement. Le type comptait-il dresser une liste des gens à éviter ? Logique. Oui, ça devait être ça. Quoi d’autre, de toutes façons, hein ? Il adressa un regard de reproche au garçon et marmonna d’un air –presque- déçu :

« Amwn. C’est comme ça que je m’appelle.»

Il l’avait prononcé lentement et distinctement. Pas comme lorsqu’il cherchait à embrouiller un prof ou un camarde de classe et qu’il le disait à toute vitesse, rendant la prononciation quasi impossible. C’était plutôt amusant, soit dit en passant, de voir la tête qui tirait les gens lorsqu’il le faisait. Il avait l’impression de débouler de la planète Mars et, bien qu’il eut cette impression même lorsqu’il ne faisait pas ce type d’expérience, elle n’était jamais aussi forte qu’à ce moment là. Il ôta sa main de celle de l’autre et attrapa Frog pour le coller dans la poche extérieure de son sac. Le chaton avait l’habitude. Ca ne lui posait pas de problème. Il passa la tête par le trou qu’il avait laissé en fermant la fermeture éclair et coassa doucement. Amwn soupira tout doucement, attendri et se pencha pour gratouiller la tête de la peluche. Il miaulait bizarrement. Il releva les yeux vers le type, l’interrogeant du regard, cherchant une trace d’étonnement ou de moquerie dans son regard. Il abandonna un petit moment après, il n’était pas très doué pour analyser les gens. Les filles d’il y a deux semaines s’éparpillèrent dans le couloir, réveillant la curiosité du nain.

« Pourquoi tu me demandes ? Et puis c’est quoi ton prénom à toi ? »

Infantiles, impolies et terriblement curieuses, les questions avaient fusé d’un coup sans lui laisser le temps de respirer, apparemment. Il enleva son bonnet et s’ébouriffa les cheveux, s’amusant à se faire des mini-couettes. Il n’en était plus à ça près, remarquez. Ridicule pour ridicule… Bref. Fixant ses cheveux, finalement, en queue de cheval, il sourit à l’inconnu. Il le fixait doucement, pas apeuré pour deux sous, finalement. Il n’était pas spécialement farouche, carrément pas méfiant. Et puis, en plus de l’impressionner, l’autre l’intriguait et il avait envie d’en savoir un peu plus. Il releva les yeux jusqu’à tomber sur les siens et murmura un léger Merci, en retard. Merci d’m’avoir aider à me relever, oui. Frog miaula légèrement, réclamant une énième gratouille et Amwn chargea son sac sur son dos, prêt à entendre la conversation se terminer comme elle avait commencé : brusquement. C’était un peu résigné, un peu déçu. Enfin il attendait de voir ce qui allait se passer. Qui sait…

Lawrence avait rencontré des tas de gens depuis qu’il était arrivé. Il avait reçu des lettres d’amour et des boulettes de papier qui s’étaient collées dans ses cheveux noirs. Mais un garçon comme ça, il n’en avait jamais vu. Et bien qu’il ne pût ressentir aucun sentiment, la curiosité faisait toujours partie de lui. Robotique. Mais bien présente. Il garda la main d’Amwn dans la sienne. Elle était tiède et douce. Amwn. Il aurait pu le prononcer sans mal, ce prénom. Ainsi Amwn était Irlandais. Il aurait presque pu s’en étonner. Lui qui était Anglais, avec une mère Irlandaise, il n’aurait jamais cru trouver un Irlandais ici, si loin de son pays d’origine.

« Dia duit », dit-il en serrant doucement sa main. « Is mise Lawrence. »

Un petit accent british sur les quelques mots d’Irlandais dont il se souvenait encore. Drôle d’affaire. Il avait oublié les sentiments, mais ça, non. Bonjour. Moi c’est Lawrence. Amwn avait retiré sa main de la sienne. Lawrence n’en fut pas offusqué, mais sa curiosité se demandait pourquoi il l’avait laissée si longtemps.

« Je t’ai souvent vu ici. Et je te trouvais intrigant. » Lawrence ne faisait en général pas dans la demi-mesure. Pas par manque de politesse, juste parce que prendre des gants, eh bien, ça ne lui servait pas à grand-chose. Et puis, le petit était vraiment intrigant. Tout petit, comme un enfant. Des yeux pétillants sous ces cheveux qui n’en faisaient qu’à leur tête. Alors il lui dit cela sans la moindre gêne, le regardant sans se détourner, sans ciller. Fascination réciproque, en somme. Même s'il n'envisageait pas cela comme de la fascination, c'en était, assurément. Des tas de questions se bousculaient dans son esprit. Pourquoi pas de chaussures ? Pourquoi le bonnet ? Pourquoi des chaussettes de fille ? Pourquoi un chat dans son sac ? Pourquoi était-il là ? Pourquoi le regardait-il avec autant d'intérêt ? Pourquoi...

« Pourquoi ton chat ne miaule-t-il pas ? »

Aucun rapport avec le reste, mais c'était la question qui s'était imposée à lui dès que le chat avait ouvert sa petite bouille. Dans un recoin de son cerveau – sans doute celui touché par son accident – il trouva une certaine ressemblance entre l'animal et son maître. Deux êtres mignons et tous doux. Quoi qu'il en soit, Lawrence pensait toujours cela de façon très objective. Pas d'émotion particulière dans le ton de sa voix, ni dans l'expression de son visage, juste une attention marquée sur le garçon qui se tenait devant lui. Une deuxième sonnerie retentit, mais il n'y prêta pas vraiment attention. Il avait une excellente notion de ce qui était bien et ce qui était mal. Sécher les cours, c'était mal. Rester dans ce couloir, avec Amwn, c’était… bien ? Les deux étaient contradictoires, mais son esprit avait du mal à décider. Alors bon. Autant rester sur place et ignorer la question.

Il observa le bonhomme qui se faisait de drôles de couettes. Pourquoi se faisait-il de drôles de couettes ? Lawrence le fixa, les lèvres légèrement entrouvertes, l’air perdu dans une contemplation vague. Il le regarda mettre son sac sur son dos. Oh. Des cours, sans doute. Mais ses questions, quand pourrait-il les poser si ce n’était pas maintenant ?

« Est-ce que tu as cours ? » demanda-t-il. Il aurait presque paru déçu. En réalité, s’il n’avait pas été persuadé qu’il était incapable d’éprouver le moindre sentiment, il aurait sûrement réalisé qu’il l’était bel et bien. « Si tu ne fais rien, on pourrait aller discuter. Ou… enfin… »

Il se gratta l’arrière du crâne. Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Qu’est-ce qu’il voulait vraiment ? Amwn aurait pu se le demander. Lawrence lui-même se le demandait. En fait…

« Je suis trop curieux, excuse-moi. » Il n’était pas désolé, bien sûr. Juste de la politesse. « Mais je me pose beaucoup de questions sur toi, depuis deux semaines. »

Deux semaines qu’il l’avait repéré. Deux semaines qu’il se sentait observé, et qu’il observait. Deux semaines qu’il était assailli de questions. Deux semaines qu’il se sentait… différent. Une apparition, au détour d’un couloir, un lutin bariolé armé d’un chat-grenouille et lanceur de sourires béats. Il le regardait encore de cet air un peu rêveur – rêveur, oui, c’était le mot. Il espérait juste qu’Amwn ne le prendrait pas pour un psychopathe aux yeux froids. Il tendit la main vers lui, sans trop savoir pourquoi. Envie qu’il la prenne ? Signe qu’il voulait vraiment se rapprocher ? Lui montrer qu’il pouvait le suivre ? Pas de raison particulière. Juste parce qu’en fait, sa main lui avait paru si tiède et douce dans la sienne…

Il prit la main qu’on lui tendait, muet. Il ne lui était même pas venu à l’idée que le geste pouvait avoir un autre signification. Il ne lui était même pas venu à l’esprit que cela puisse juste vouloir dire « Allez, c’est par là ». Lui avait juste vu une main tendue. Vers lui, chose rare. Ce n’était pas commun, de voir une main tendue juste sous son nez, comme un appel à venir. A aller il ne savait où mais à y aller. A deux. Il cligna des yeux, un peu perturbé. Il cligna des yeux pour chasser son trouble. Il cligna des yeux pour cacher l’air pensif que ses pupilles affichaient. Il déglutit aussi. Parce que tout ça lui mettait les nerfs en pelote. Il ne comprenait pas où…Lawrence voulait en venir. Il ne savait pas trop s’il devait lui demander ou si cela s’éclaircirait par la suite. Amwn en doutait. Mais bon. Il fixa d’un air absent la grande main qui entourait la sienne. Une jolie main. Douce et ferme. Selon lui, du moins. Ses yeux remontèrent jusqu’au visage de celui qui l’intriguait et le fascinait tant. Il ne l’avait pas vu d’aussi près depuis le début et c’était avec une indécision mêlée d’une curiosité indécente qu’il le fixait à présent. Ce n’était pas tant son physique qui l’intéressait, c’était, plutôt, ce que trahit habituellement le physique : Les émotions. Et là, autant l’avouer, il avait du mal. Un peu beaucoup. Trop. Il le fixa une seconde encore avant de tapoter la tête de Frog qui semblait paniquer dans la poche. Le chat émit un ronron désaccordé et Amwn se rappela soudain que, non, son vis-à-vis n’était pas resté muet depuis qu’ils s’étaient rencontrés…Ce fut là son plus gros choc. C’était Irlandais qu’il avait parlé, non ? Il écarquilla les yeux, contemplant à nouveau les traits impassibles du jeune homme.

« Attend…Tu parles Irlandais ? »

Lui-même avait perdu toute pratique de sa langue maternelle, s’adaptant totalement à la langue nippone. Ca avait fait un gros changement mais, étant jeune à l’époque, il n’avait eu aucun mal à assimiler ce qu’on attendait de lui. Il lui restait quelques brides, souvenir éparses. Il n’avait pas parlé Irlandais depuis ses dix ans. Ca remontait. Il s’ébouriffa les cheveux et décida d’occulter cette bizarrerie. Quoique, s’il y avait mieux réfléchis, cela lui aurait paru plus logique. Lawrence était un prénom anglophone, après tout. Alors pourquoi pas… Il cligna des yeux et puis se décida à sourire. L’objet de sa fascination semblait être un être étrange. Ca lui plaisait. Pourquoi pas, après tout ? Il se souvint brusquement de la question qu’il lui avait posée –celle à propos de Frog. Ses yeux partirent se planter au loin, l’air un peu pensifs et d’une voix calme et douce, il entreprit de conter l’histoire de son chat. Ce n’était pas une histoire toute rose, une histoire toute gentillette ou les méchants meurent à la fin. C’était juste l’histoire de la cruauté enfantine. Une cruauté même pas calculée, mais dieu sait qu’un enfant peu détruire moralement et physiquement avec une facilité effroyable. Sa main repassa tout doucement entre les oreilles du chaton et il sourit doucement.

« Frog était un bout de chou errant. La sorte de bestiole dont personne ne voulait parce qu’elle était trop fragile, trop…A l’abandon, peut-être. Je l’avais remarqué deux jours avant. En rentrant du lycée. Je n’y avais pas fait attention. Mais ce jour là… En passant devant la palissade défoncée d’un chantier j’ai entendu des rires de gosses. » Il s’interrompit, conscient de ne pas forcément être des plus clair. C’est vrai. Pourquoi avait-il trouvé cela si suspect, ces rires ? Un frisson rétrospectif lui traversa le dos. Il aurait pu éviter ça au chaton s’il y avait prêté plus attention. Son regard se teinta d’une certaine tristesse alors que sa voix, plus morne et détachée, reprenait son récit : « J’ai grimpé par-dessus la barrière. Et je les ai découvert. » Son cœur se serra à l’évocation et sa voix trembla légèrement, emplie d’une certaine colère contenue. Il s’était déçu lui-même ce jour là. « Ils…le torturaient. Ils ‘faisaient des expériences’. C’est ce qu’ils m’ont dit. J’ai réussi à leur arracher la bestiole. Je pense que c’est à ce moment là qu’il a eu les cordes vocales abîmées. En tous cas, je ne l’ai pas entendu miauler depuis ce jour. »

Il passa sciemment sous silence l’angoisse lorsqu’il était rentré, la peur de ne pas pouvoir le sauver. Il ne voulait pas virer pathétique et ne cherchait absolument pas à apitoyer qui que ce soit. Il s’ébouriffa les cheveux, faisant l’élastique qui les retenait en queue de cheval approximative et se renfonça son bonnet sur la tête de sa main libre. Il pressa doucement la main dans laquelle il avait glissé la sienne et murmura, à nouveau joyeux :

« T’as une idée d’où on pourrait aller pour pas se faire choper en train de sécher ? »

Il n’avait pas tiqué en entendant l’autre lui dire qu’il le trouvait « intriguant ». Il rougit cependant en l’entendant évoquer « deux semaines. » Deux semaines ? Comme lui, alors ? Cela lui fit étrangement plaisir de ne pas avoir été le seul que cette rencontre ait marqué. Ca n’avait pas été grande chose pourtant. Mais assez pour que l’autre se pose des questions à son sujet. Etonnant. Il se mordilla la lèvre inférieure, joyeux. Ca ne lui arrivait pas souvent ce genre d’imprévu mais…C’était agréable. Pour une fois que c’était lui qui intéressait quelqu’un… Il lui lança un sourire entre l’angélisme le plus pur et la malice d’un blagueur. Pile ce qu’il était. Naïf au fond, mais terriblement joueur.

Lawrence avait hoché la tête à la première question. Oui, il parlait Irlandais. Du moins quelques bribes. Il savait qu’il aurait dû préciser qu’il ne s’agissait que de quelques bribes. Deux ou trois mots, par-ci par-là. Mais il ne le précisa pas. Sans trop savoir pourquoi, il estima que c’était bien si Amwn pensait le contraire. Qu’il parlait Irlandais comme une seconde langue maternelle. Frimeur, lui ? Inconsciemment, sans aucun doute. Mais il ne s’en rendait pas compte. Pas du tout. Il se contentait d’observer le garçon, et d’écouter ce qu’il disait. L’histoire de Frog, le chat, lui parut cruelle. Pas qu’il éprouvât de la pitié, loin de là. Mais sa conscience encore éveillée lui disait que c’était cruel. Alors ça l’était sans doute. Toujours cette notion bien précise du bien et du mal. Sauf qu’il avait menti, et ça, c’était mal. Le coup de l’Irlandais qu’il parlait soi-disant très bien, c’était le plus gros mensonge qu’il avait laissé croire depuis son accident. Étonnant. Très étonnant. Il serrait toujours doucement la main d’Amwn dans la sienne. Tiède et douce. Ce contact était… apaisant. Sauf qu’il n’était normalement ni stressé ni anxieux. Mais ça l’apaisait. Allez savoir pourquoi.

Il regarda autour de lui. Les élèves avaient commencé à rejoindre leurs salles de cours. Amwn semblait avoir accepté l’idée de sécher aussi facilement qu’un bonbon qu’on lui aurait donné. Et lui ? Lui, il n’éprouvait aucune honte à ne pas aller en mathématiques. Jamais de honte, de toute façon. Ce jour-là encore moins. Il serra sa main un peu plus et l’entraîna dans le couloir. Où ils allaient ? Il n’en avait pas la moindre idée. On leur lançait des regards intrigués ; le couple qu’ils formaient était plutôt étrange. Lui, le robot impassible, tiré à quatre épingles. Amwn, le minuscule arc-en-ciel, pétillant de vie. Et leurs mains jointes. Amwn n’avait encore rien dit à ce sujet. Comme si c’était normal. Et ça lui paraissait normal, à lui. Bizarre. D’ordinaire les choses lui paraissaient « fades ». Là… c’était « normal ». Différent, donc.

Résolu à ne pas se donner une migraine inutile à force de trop réfléchir, Lawrence tourna au coin du couloir et se retrouva face à un escalier. Le toit… Il se tourna vers Amwn et le regarda. Ça pouvait passer pour une invitation un peu perverse. Surtout avec son air impassible.

« Tu veux qu’on aille sur le toit ? Personne ne viendra nous y chercher. »

Il… hésitait. Grande première. Il voulait comprendre pourquoi Amwn déclenchait tant de sensations étranges en lui. Bizarre, vraiment. Tout ça ne lui ressemblait pas du tout. Il posa un pied sur la première marche, puis se tourna de nouveau vers Amwn. Il tenait toujours sa main, mais il ne voulait pas lui donner l’impression d’être obligé de venir. Il plongea son regard dans le sien et, de nouveau, se retrouva ailleurs. À mille kilomètres. Mais toujours avec lui. Parce son cœur cognait un peu plus vite que d’ordinaire.

« Mais tu n’es obligé… »

N’importe qui aurait souri, pour donner le change. Pour paraître moins distant et moins froid. N’importe qui aurait fait un clin d’œil complice pour réchauffer l’atmosphère. Seulement, voilà… Lawrence n’était pas n’importe qui. Pas comme les autres, tout du moins. Sourire, faire des clins d’œil, tout cela n’aurait eu aucun sens pour lui. Oh, c’en aurait certainement eu pour Amwn, surtout si cela venait égayer un peu ce visage dénué de toute expression que Lawrence arborait. Allez, fais quelque chose. Dis quelque chose…

« C’est juste que… ça me ferait plaisir. »

Mensonge, encore ? Lawrence eut un frémissement imperceptible. Amwn l’avait-il senti au travers de sa main qui serrait la sienne ? Peut-être… Peut-être pas. Il monta une deuxième marche, puis une autre. Allait-il le suivre ? Il espérait – espérait, oui, sans même le comprendre lui-même – il espérait que le garçon allait accepter. Parce qu’au final, ce n’était pas un mensonge. Être seul avec lui, sur le toit, lui poser les questions qui le démangeaient, l’observer un peu plus longtemps, s’habituer à sa présence… c’est juste que ça lui ferait plaisir.

Cette rencontre lui laissait un goût étrange dans la bouche. Un goût d’irréel. C’était peut-être stupide mais une grosse boule lui entravait la gorge. Une boule de quoi ? Aucune idée. Peut-être de rire, de joie, d’angoisse ? Allez savoir. Il se sentait étrange. Il trouvait son interlocuteur bizarre. En bien. Il n’était pas du tout comme il se l’était imaginé, loin de là, mais ce n’était pas plus mal. Lawrence était plus…intriguant. Mais moins impressionnant. Du coup, Amwn se sentait à l’aise. Et ce n’était pas habituel. Il ne se sentait pas obligé de faire le clown. Il ne se sentait pas jugé. Il se sentait mis en confiance. C’était probablement une chose stupide que de penser ça. Probablement. Au fond, l’autre était peut-être comme les autres. Cherchant les faiblesses des gens pour pouvoir mieux les manipuler… Amwn se sentait un peu dépassé par la situation. Un peu ? Doux euphémisme. Beaucoup, serait plus approprié. Il serra la main qui tenait fermement la sienne, l’air un peu hésitant. Oh, ce n’était pas que Lawrence l’effrayait, non… C’était plutôt –et surtout !- une vague méfiance qui résistait. La situation lui paraissait étrange, incongrue. C’est vrai, qui, à part Amwn, aurait pu croire que cet être à la perfection des statues pouvait s’intéresser à lui ? Personne. Le chaton escalada sa manche, allant se lover dans son cou. Il sentait les griffes rentrer et ressortir de sa peau sans tiquer. Ce n’était pas bien grave, après tout. Chou soupira et baissa la tête. Il ne pourrait pas en être sûr, quoi qu’il fasse. Alors tant pis. Autant profiter, répondre à ses questions et faire confiance. Peut-être que l’autre se moquerait. Peut-être pas. Pile ou face. Il aviserait. Il s’ébouriffa les cheveux de sa main libre et lança un sourire à l’autre. Un sourire qui ne voulait pas dire grand-chose, d’ailleurs. Un peu absent et décoloré. Comme s’il était passé à la machine à laver.

Il buta sur la première marche de l’escalier, manquant de tomber. Il n’avait pas fait trop attention. A quoi faisait-il attention, de toutes façons ? A pas grand-chose, on est bien d’accord. Son cerveau assimila lentement la question. S’il voulait y aller… ? Et comment ! Il ouvrit la bouche, s’apprêtant à répondre lorsque le « Tu n’es pas obligé » lui coupa l’herbe sous le pied. Ou lui ôta, plutôt, les mots de la bouche. Bouche qu’il referma, l’air interloqué. Obligé… ? Il baissa la tête, regardant d’un air pensif ses chaussettes. Peut-être voyait-il des invitations à partir là où il n’y avait rien… Peut-être. Il releva les yeux, fixant le garçon entre ses cheveux.

« Si j’me sentais obligé de quoi que ce soit, j’aurai joué le jeu du garçon imbuvable par excellence, crois moi. »

C’était possible, ça ? Et bien oui. Amwn était capable de se transformer en véritable peste pour peu qu’on l’obligeait à faire quelque chose qu’il ne souhaitait pas. Aussi casse-pieds qu’il était humainement possible, il pouvait vite faire atteindre des sommets d’énervement à quiconque l’embêterait. Il lança un grand sourire à Law et monta trois marches d’un geste vif, tendant le bras pour caler une mèche de cheveux derrière l’oreille de ce dernier. Il tenait toujours aussi fermement sa main, tout en continuant à grimper l’escalier deux par deux, atteignant enfin la porte. Il n’avait pas spécialement envie de se faire coller et, plus vite ils seraient sur le toit, mieux ce serait. Il hocha la tête pour lui-même. Oui, ce serait mieux. Il poussa la porte de sa main libre et se glissa dans l’interstice, lâchant la main qu’il serrait auparavant dans la sienne.

« Tu viens ? »

Il pencha la tête sur le côté, tout sourire. Le chaton glissa le long de son dos se laissant tomber avec un bruit sourd sur le sol. Amwn sourit encore plus en le voyant gambader dans tous les sens. Il lui en fallait peu, certes. Et puis, cette fois, se fut son tour, il tendit la main vers Lawrence pour l’attirer vers le haut de l’escalier. Allez ? Tu viens ? Un brusque courant d’air lui ébouriffa les cheveux, le faisant éclater de rire. Ce qu’il pouvait aimer être dehors…

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