Attrape-moi si tu peux [PV Fuyu]

J’ai perdu mon chien. Il s’appelle Groseille. C’est un teckel à poils longs.

Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, Tien Lee leva les yeux au ciel. Bah voyons. C’était toujours la même chose, avec les mamies. Toujours une histoire de chiens perdus. Enfin, parfois, c’était les chats. Les bestioles avait le chic pour s’échapper de la maison, loin des mains qui les nourrissaient. Et quand il les retrouvait, c’était écrasés sur le bord de la route. Dans ces cas-là, il ramenait quelques touffes de poils dans un sachet et présentait ses plus sincères condoléances. Avant de taper doucement sur l’épaule de la mamie en lui assurant que le pauvre toutou n’avait pas souffert et qu’il était mort sur le coup, ce qui n’était pas le cas, la plupart du temps. Mais bon. C’était la vie des animaux errants. Des dangers à tous les coins de rue. Comme pour les humains, d’ailleurs…

Il était donc là, cherchant dans le froid de plus en plus vif de l’automne. Il aurait bien voulu refuser, mais cette fois, le mystère semblait un peu plus intéressant que d’habitude. Le teckel avait, selon la vieille, un collier bien spécial, que Tien Lee reconnaîtrait à la seconde où il le verrait. Quel genre de collier, ça, elle ne l’avait pas dit, mais ça avait piqué au vif la curiosité du détective. Dans un Nancy Drew, le collier aurait été en diamant, ou aurait possédé un indice permettant de trouver un trésor. Mais la vieille n’avait rien précisé. Alors forcément, le jeune détective n’avait pu que bondir sur l’occasion. Sait-on jamais ? Peut-être était-ce là l’aventure qu’il espérait. Fatigué de marcher, il se posa un instant sur un banc, sortit son paquet de clope et en attrapa une entre ses lèvres. Alors… Si j’étais un teckel, où irais-je me cacher ? Sûrement dans un trou ou chez une autre vieille qui le nourrirait mieux. Tien Lee regarda la photographie qu’elle lui avait donné. Un teckel tout ce qu’il y avait de plus banal. Un air un peu bête, d’ailleurs. Bon. Autant commencer par le commencement. Il se leva, farfouilla dans ses poches pour trouver son briquet et alluma sa clope.

« Bonjour, madame. Auriez-vous aperçu cet animal ? »

La femme le regarda des pieds à la tête comme s’il était un alien. Bon, peut-être qu’il semblait en être un, mais quand même. Elle finit par secouer la tête, s’en allant à petits pas rapides comme pour échapper à un maniaque sexuel. Tien Lee fit une grimace dans son dos. Quelle nouille. Elle ne ressemblait à rien de ce qui pourrait lui plaire. Rah, la vie de détective n’était pas toujours facile. Il aurait vraiment voulu tomber sur une enquête plus importante. Un truc incroyable. Un trésor perdu, ou une famille à réunir. Bon, un teckel, c’était presque un membre d’une famille, non ? Allez… De toute façon, il n’avait pas le choix. Il fallait bien payer les factures. Et certaines personnes étaient prêtes à le payer pour retrouver des animaux perdus. Le monde était fou.

Traînant comme une âme en peine dans les rues de la ville, il demanda à ses concitoyens s’ils avaient vu le teckel. Bien sûr, aucun ne reconnut l’animal. Jusqu’à ce que, enfin, un fleuriste à l’œil avisé reconnût la pauvre bête.

« Il était dans la rue, là-bas. Je suis sûr que c’était lui ! »

Soupirant de soulagement, Tien Lee marcha à grands pas dans cette direction providentielle et finit par déboucher sur la rue en question. Oh, diantre ! La rue des libraires. Il jeta son mégot dans un caniveau et regarda autour de lui. C’était pas bon, ça. Les livres, ça le ramenait toujours en arrière. Il fit la moue, tentant de ne pas regarder les boutiques qui s’étalaient de part et d’autre de lui, et regarda au ras du sol. Pas de teckel en vue. À peine un chat errant. Ah, un passant ! Il leva les yeux et s’arrêta alors qu’il allait lui foncer dessus pour lui parler. Une drôle de bouille, de drôle de cheveux. Une taille d’adolescent et des mains longues et fines. Tien Lee se redressa et arrangea son béret, sans trop savoir pourquoi.

« Excusez-moi… Je suis à la recherche de ce chien. L’auriez-vous vu, par hasard ? »

Il esquissa un sourire, un peu maladroit peut-être. Le type donnait l’impression de vouloir être à mille lieues d’ici. Il lui mit la photo sous les yeux et sourit encore. Encore une fois, sans trop comprendre pourquoi.

« Je suis détective. On m’a chargé de le retrouver. »

Tandis que le type observait la photo, Tien Lee s’intéressa aux moindres détails de son visage. Il était plutôt mignon, ce gars. Pas du tout dans le genre que Tien Lee se faisait habituellement – ce fut peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle il resta à le contempler de cet air un peu niais. Peut-être aussi la raison pour laquelle le reste se produisit. Beaucoup de peut-être. Il détestait ce qui n’était pas sûr. Parce que lui-même était à mille lieues de se sentir sûr de lui. Il sourit au regard du jeune homme. Il aimait bien ce genre de yeux. Leur couleur particulière attira son attention et il sentit son propre sourire s’élargir un peu plus. Marrant. Entre ses cheveux et ses yeux, ce type avait de quoi retenir les regards. Pourtant il se baladait seul. Tien Lee poussa un soupir et prit un air volontairement désespéré – bien qu’il le fût sans doute réellement.

« Ah… tant pis. Il a été aperçu par là, mais je suppose qu’il a été enlevé… ou écrasé. Merci quand même. »

Il rangea la photo dans la poche intérieure de son blouson et voulut se remettre en route. Seulement voilà, ses pieds, eux, refusaient de bouger. Il regarda la boutique vers laquelle se dirigeait le jeune homme un instant auparavant. Une librairie. Oui, forcément. La rue des libraires. Il regarda un instant la vitrine… Au moins une dizaine de livres lui parurent intéressants, mais il secoua légèrement la tête, comme on le ferait pour chasser une mouche. Ou un vieux souvenir. Ou un autre lui. De nouveau, il reporta son attention sur le jeune homme. Il se redressa, essayant de reprendre un air plus approprié à son statut enviable de meilleur – et seul – détective de Nagoya. Rah… Engager la conversation. Dire un truc. N’importe quoi. Hey, quoi ? ce type était trop mignon pour le laisser partir si vite. Ils pouvaient peut-être faire connaissance, hein ? Même s’il ne ressemblait en rien à ceux qu’il draguait habituellement, il avait bien envie de le connaître un peu mieux. Radar mode on.

Esquissant un sourire, chose peu coutumière chez lui, et pourtant il n’arrêtait pas depuis tout à l’heure, il tendit la main vers la vitrine de la librairie et regarda le jeune homme du coin de l’œil.

« On dirait que c’est une bonne boutique. Ils proposent de bons livres. »

Il n’avait pas parlé littérature depuis… quoi… cinq, six ans ? Il ne se souvenait plus. Il lui semblait qu’il s’agissait d’un autre lui. Une autre vie, oui. Il avait tiré un trait sur celle-ci, endossant une identité qui ne ressemblait en rien à la sienne. Devenant un autre. Devenant l’autre. C’était ainsi qu’il l’avait décidé. À présent, les livres n’étaient plus sa passion. Juste son travail. Et parfois autre chose. Heureusement, d’ailleurs, qu’il y avait cette autre chose. Parce que, mine de rien, chercher des teckels fugueurs, c’était vraiment la loose. Il sourit, ce même sourire sûr de lui qu’il avait pris l’instant d’avant.

« Je peux vous laisser ma carte ? On ne sait jamais, si vous voyiez ce chien. Et puis, le numéro d’un détective, c’est toujours utile. Pour plein de choses… »

Il aurait dû dire autre chose. Allez, idiot, sors quelque chose d’intelligent. Sinon il va partir. Et puis soudain, il le vit. Le teckel. Le sac à puces. L’animal se tenait au coin de la rue, le regardant d’un air passablement niais. Ou plutôt, d’un air très intelligent. L’air de dire « Cours-moi après, grand idiot à deux pattes, si tu penses pouvoir m’attraper ». Et il avait ce stupide collier que Tien Lee reconnut immédiatement. Un gros nœud rose, affreux. C’était donc de ça que parlait l’autre vieille bique ? Elle paierait pour avoir osé lui donner de faux espoirs au sujet d’une chasse au trésor. Il lui tirerait les rides, non mais ! Foutues vieilles. Toutes les mêmes.

Lentement, il posa sa main sur le bras du jeune homme. Pas de geste brusque. Il sentait sur lui le regard du chien. Au moins faux pas, il détalerait comme un lapin. Tien Lee se pencha à l’oreille du type et souffla, ravi d’y mettre assez de sensualité pour le faire frémir :

« J’ai besoin de votre aide. Vous voyez le teckel, là-bas ? C’est celui que je cherche. Il faut que vous m’aidiez : pendant que je fais le tour de l’autre côté, vous gardez son attention fixée sur vous. Pas la peine de bouger, il faut juste qu’il continue de vous regarder. Si vous le faites, je vous invite à dîner. »

Il sourit au jeune homme en se redressant, et glissa les mains dans ses poches, le regardant toujours. Marché conclu ?

Wang Tien Lee ne savait pas trop sur quel pied danser. Le jeune homme qu’il avait en face de lui ne lui parlait pas. Il avait pris sa carte, sans dire un mot. Il n’avait réagi à aucune de ses paroles. Hé ho ! Y’a du monde, là-dedans ? S’il n’avait pas à ce point désiré ce resto avec lui, Tien Lee aurait probablement passé son chemin. Mais voilà, il y avait quelque chose, dans ce type, qui lui donnait envie d’en savoir plus. Comprendre pourquoi il restait si silencieux. Pourquoi il avait ces cheveux étranges. Ces fringues étranges. Bon, d’accord, c’était probablement le type le plus bizarre qu’il eut jamais rencontré. Mais il adorait ça. Bizarrement. Il sentit son cœur faire un bond quand le type lui adressa un sourire à sa proposition. Ah ! Enfin une réaction positive ! Prenant ça pour un « oui », Tien Lee lui fit un clin d’œil. Rencontrer un type intéressé par les hommes, au coin d’une rue bourrée de livres, au cours d’une chasse au teckel, si c’était pas un miracle, ça ! Lâchant le bras du jeune homme, il ne sourit pas plus que cela, mais son regard pétillait.

Il lui jeta donc un dernier coup d’œil complice et fila dans une rue adjacente. Bon. Si le type restait bien en place, il n’y aurait pas de problème. Suffisait de faire le tour du pâté de maisons et de choper le clébard avant qu’il ne se fasse la belle. Sitôt dit, sitôt fait. Tien Lee se plaqua contre le mur lorsqu’il arriva au dernier coin de rue. Bon. Maintenant, ça se corsait. Le chien n’avait pas bougé, preuve que le type était resté en place. Alors… Il fallait réussir à choper l’animal sans que celui-ci ne se sente persécuté. Ou alors, lui sauter dessus comme un bourrin et prier pour être plus rapide que lui. Tien Lee opta pour la deuxième solution. Pas question de laisser l’autre poireauter pendant deux heures, le temps de se décider sur la marche à suivre. Il sortit donc ses mains de ses poches, prit une longue inspiration et fonça sur le teckel. Le pauvre chien n’eut même pas le temps de comprendre. En deux secondes, il se retrouvait plaqué au sol, presque étranglé, harnais mis et laisse bien attachée. Aha ! Et voilà !

« Tu t’es fait avoir, sac à puces. »

Il se redressa, la laisse à la main, et se dirigea vers le jeune homme qui – Ouf ! – l’attendait toujours. Un air triomphant sur le visage, Tien Lee s’inclina profondément devant lui en signe de respect. Ses longs cheveux allèrent danser devant son visage. Se redressant, il les repoussa d’un geste de la main.

« Je vous dois un resto ! Il faut que je ramène ce sac à puces chez sa maîtresse. C’est à deux pas d’ici. » Il leva la main et désigna quelque chose du pouce, derrière lui. « Vous êtes occupé, là ? Si ça vous dit, vous pourriez m’y accompagner, et on irait boire un verre ensemble, après ça… Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Nouveau regard pétillant. Un tout petit sourire. D’ordinaire, il souriait peu. Voire pas du tout. Mais lui, là… Il lui donnait envie de sourire, sans raison. Pas pour se moquer ! Tien Lee ne se moquait jamais. Les gens qu’il jugeait ridicules ou pas intéressants, il ne les regardait pas. Alors s’en moquer, bah… Il se montrait hautain et insupportable quand il le pouvait, mais pas pour rabaisser les autres. Juste pour cacher qu’il était faible. Et là, face à ce type… Il se frotta le nez pour dissimuler l’embarras qui montait déjà. Il espérait que la réponse serait positive. Espérant qu’il aurait plus qu’un simple sourire, même si ce sourire était plutôt joli. Il rejeta la tête en arrière pour écarter une nouvelle fois ses cheveux et tira sur la laisse pour ramener le clébard qui tentait discrètement de s’échapper.

« Au fait… je peux connaître votre nom ? »

Restait plus qu’à espérer que le jeune homme n’aurait pas l’envie de se barrer en courant…

Ah, ce sourire, ce sourire… Tien Lee détourna le regard un instant. Par lâcheté, bien sûr. Ce qu’il pouvait être lâche devant les choses qui le rendaient faible… Il se gratta un instant la tête. Ouah, en plus, l’autre rougissait ? Ouah, mais il était mignon, en plus, quand il rougissait comme ça. Il eut un nouveau sourire, un de ces sourires qu’il cachait d’ordinaire. Il hocha la tête et regarda le jeune homme. Cette expression étonnée. Et cette fois, douce, qui reprenait… Fuyu. Fuyu. Il leva la main, prêt à la poser sur sa joue, mais se rappela soudainement qu’ils étaient en pleine rue et, surtout qu’ils ne se connaissaient pas du tout. Sa main retomba dans sa poche et il sourit. Pour de vrai, cette fois.

« Fuyu… Puis-je vous appeler Fuyu ? Je m’appelle Wang Tien… Lee. » Huh ? Il avait… hésité ? Impossible. Il n’avait pas hésité dans son prénom depuis six ans. « Tien Lee, c’est mon prénom. »

Tss… Il tira sur la laisse du teckel, l’étranglant à moitié. Ça, ce n’était pas normal. Pas du tout. Mais alors, pas du tout, du tout. Il essaya de ne pas regarder l’autre, mais lui fit signe de le suivre. Curieux, vraiment. Ça ne lui ressemblait pas de se tromper. Il fit semblant de n’en rien laisser paraître. Après tout, « Fuyu » n’avait sûrement pas remarqué sa microseconde d’hésitation. Ou alors, il pouvait l’avoir mise sur le compte de n’importe quoi. Bref. Une chance sur un milliard qu’il comprenne en un battement de cils ce que cachait Tien Lee. Tien Lee. Pas l’autre. Tien Lee. Il regarda sur le côté pour s’assurer que Fuyu le suivait et se dirigea vers la rue suivante, où la petite vieille résidait.

« Vous y croyez, vous ? Ce chien était à une rue de l’endroit où habite sa maîtresse, et plutôt que le chercher elle-même, elle fait appel à un détective privé. » Il tourna son plus beau regard vers Fuyu. Le mystérieux, le sûr de lui, le charmeur. Celui qui faisait craquer ses client(e)s. « Qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Fuyu ? Libraire ? »

Avec ce style vestimentaire digne d’un gentleman du XIXe, Fuyu avait l’air d’un héros tiré d’un vieux roman de Victor Hugo ou d’Emily Brontë. Sauf que la mèche verte et les yeux jaunes, ça détonnait avec le reste. Mais il avait un certain charme, pour ne pas dire charme certain. Il se frotta le nez, le regard pétillant. Il n’était pas détective privé pour rien : il adorait poser des questions. Et quand l’objet des questions était un jeune homme qui lui plaisait, il se redressait toujours, fier comme un paon, espérant montrer qu’il était séduisant. L’était-il ? Sans doute, puisque Fuyu avait accepté de boire un verre avec lui, et qu’ils iraient probablement au restaurant un de ces soirs. Parce que Tien Lee y comptait, hein, sur ce resto. Pas question de laisser Fuyu s’échapper si facilement. Ce n’était pas dans ses habitudes de laisser filer un homme qui lui plaisait.

Tien Lee était quelqu’un d’assez compliqué. Outre sa personnalité… « adaptée », il était timide au possible. Sauf qu’il s’efforçait de faire le grand écart entre ses désirs et cette timidité maladive, ce qui l’amenait parfois à faire les choses en tranchant dans le vif. Comme inviter un parfait inconnu à dîner, à boire un verre… Comme lui poser des questions sur sa vie privée. Hey, vas-y, demande-lui s’il est gay et célibataire, tant que tu es… Quoi que. Ne le poussez pas, il en serait capable. Juste pour avoir l’air courageux. Ou sûr de lui. Juste pour en mettre plein la vue, quoi.

Il s’arrêta au pied d’une petite maison de ville et leva la main pour pousser la porte. La vieille habitait un appartement au deuxième étage. Elle était un peu cinglée. Il n’était même pas sûr qu’elle le reconnaîtrait. Elle était même fichue d’oublier que le teckel désespéré qu’il tenait en laisse était son bien-aimé Groseille. Elle n’y comprendrait sûrement rien, si le détective arrivait avec un inconnu. Elle pourrait même croire à une demande de rançon, ou un autre truc aussi stupide… Il interrompit son geste alors qu’il allait ouvrir, baissant ses yeux toujours brillants vers Fuyu.

« Je vais monter lui rendre son toutou, je n’en ai pas pour longtemps. Vous ne vous enfuyez pas, hein ? »

Crac. Comment faire fuir quelqu’un encore plus vite que ça ? Il esquissa un léger sourire, fit un clin d’œil malicieux et poussa la porte. De sa main libre, il croisait les doigts pour retrouver le jeune homme lorsqu’il sortirait de là.

Et la vieille qui traînait, qui le retardait. Je cherche mon porte-monnaie. Cherche plus vite, mamie. Accouche. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre du couloir. Bon, le type était toujours là. Ouah. N’importe quelle personne normalement constituée se serait barrée depuis un bon moment. Rien que parce que ça traînait trop, Tien Lee, lui, serait certainement partie. Mais pas ce type. Heureusement pour lui. Fuyu ne ressemblait pas vraiment aux types avec qui il sortait d’habitude, mais il n’y avait pas à dire : il lui plaisait. Alors autant ne pas laisser passer sa chance. Seulement voilà, il y avait cette petite vieille, là, à moitié ravagée par Alzheimer – l’autre moitié ravagée par la sénilité – qui hésitait à chercher son porte-monnaie sous le matelas ou dans le meuble de salle de bain. Tien Lee jeta un coup d’œil à sa montre. Ça ne faisait pas cinq minutes qu’il était monté, mais il n’avait pas envie de rester là toute la nuit. Entre une mamie excitée par son teckel et un ravissant bibliothécaire, le choix était vite fait. Et ce n’était sûrement pas la mamie qu’il choisissait…

Il lâcha un merci à peine audible lorsqu’elle lui remit enfin l’argent, enfourna les billets dans la poche de sa veste et redescendit les marches quatre à quatre. Un radieux sourire illumina son visage lorsqu’il aperçut Fuyu, toujours là, sur le seuil de la maison.

« Voilà, c’est réglé ! On y va ? »

Il aurait voulu saisir sa main, ou passer son bras autour de ses petites épaules, mais ce n’était sûrement pas le genre de choses que l’on faisait à quelqu’un que l’on venait tout juste de rencontrer. Tien Lee se contenta donc d’un sourire et d’un clin d’œil complice. Ah, combien d’amants avait-il séduit rien qu’avec ça ? Mais là c’était différent. Sans trop savoir le pourquoi du comment, Tien Lee sentait que ça n’avait rien à voir avec ce qu’il avait connu par le passé. Bizarre. Il se sentait vraiment bizarre. Comme s’il découvrait quelque chose de nouveau. Comme si, comme avant, son cœur pouvait se remettre à battre pour quelqu’un. Effrayant…

Il fit quelques pas en avant, et puis soudain, il changea d’avis : sa main saisit celle de Fuyu et il glissa ses doigts entre les siens. Le meilleur moyen pour savoir s’il avait une chance, c’était de la tenter, cette chance, non ? Tien Lee sourit pour faire passer la pilule. Son cœur avait fait un bon à la seconde où ses doigts avaient touché la peau de Fuyu. Il l’entraîna deux rues plus loin, dans un café où, en théorie, ils pourraient papoter tranquillement. L’endroit, étrangement baptisé « Le Turk’s », était avantageusement placé près d’une pâtisserie : ils pourraient toujours grignoter un morceau s’ils avaient un petit creux, tout en dégustant un bon thé. Sans lâcher la main de Fuyu, Tien Lee s’arrêta devant le café et regarda le jeune homme. Son regard pétillait.

« Qu’est-ce que vous en pensez ? Ça vous va ? »

Fuyu aurait pu déclarer que non, et qu’il préférait un dessous de pont, ça n’aurait pas changé grand-chose. Ce qui comptait, c’était qu’ils puissent passer un peu de temps ensemble. Discuter. Faire connaissance. Et plus si affinités. Tien Lee détourna un instant le regard : des affinités, il en trouvait déjà. On pouvait même dire qu’il imaginait très bien diverses scènes. Oh, pas forcément sexuelles, voyons ! Il sourit, regardant de nouveau le bibliothécaire. Tout ce qu’il pouvait espérer, c’était que tout ce qu’il éprouvait, ou plutôt commençait à éprouver, était réciproque. Enfin, l’espérait-il vraiment ? Avoir une relation sérieuse, c’était une idée saugrenue dans son esprit. Une idée… qui ne lui ressemblait pas du tout. Courage, fuyons. Enfin, non, ne fuyons pas. Parce qu’il avait terriblement envie de rester avec lui, le plus longtemps possible.

Il serra un peu plus sa main dans la sienne, ouvrit la porte du café. Un nouveau sourire se dirigea en direction du bibliothécaire. Même ça, tous ces sourires, ça ne lui ressemblait pas. Ce n’était pas lui. Mais il n’arrivait pas à s’en empêcher.

« Après vous… »

Sourire, tendresse, pression sur les doigts. Les prémices de quelque chose, sans doute. Et curieusement, il se surprenait à aimer ça…