"Sois un bon siège et tais-toi." [V.]

Bruits de pas qui glissent sur le sol.

Chut.

On se penche de derrière le coin du mur, ébauche d’un regard dans le couloir.

Chut.

Et puis c’est l’impossible, l’hécatombe, l’inimaginable. Une main qui s’abat sur l’épaule frêle, un brusque sursaut, volte face et tremblements. Bonjour monsieur le pion, vous allez bien ? Sourire innocent plus innocent du tout, l’enfant qui cherche à se dégager. Mais c’est pas moi j’vous jure, c’vous qu’hallucinez, ‘savez bien !

Et puis le silence qui se brise.



Alors voilà ce qu’attendait le jeune homme, les mains coincées sous les cuisses, le regard bleu défiant la vieille secrétaire revêche qui tapait ses ongles roses abimés sur le bois ciré du bureau. Particulièrement crispant. Tap.Tap.Tap. Même totalement crispant. Les sourcils se froncèrent et son pied commença à taper nerveusement contre le lino tout pourri du bureau. Mais quelle merde noire, mon dieu. Il lança un regard acide au pion qui tournait les talons et croisa les bras, se déchaussant et entreprenant de finir sa nuit sur le siège d’à côté.

Sauf que le siège d’à côté était occupé.
Sauf que Jude n’avait pas la tête à se prendre – justement – la tête.
Sauf que les être humains mous étaient plus confortable que les sièges abominables en plastique orange.
Sauf que.

Les lèvres roses esquissèrent une moue alors qu’il poussait un long soupir.



Oh, bien sûr, le gamin n’avait pas l’air particulièrement menaçant avec sa peau blanche et ses yeux clos à la Blanche Neige, the revival. Mais avec un peu d’imagination… Le sourire en coin qu’il arborait pouvait vite se faire menaçant.

Ou pas ?

Mais mais mais que crois-tu, toi, l’inconnu ? Inconnu, banal, inintéressant. Petite moue subite alors qu’il s’étire et hausse un sourcil, tirant doucement sur sa chaussette. Ouh, la charmante odeur. Il lance un regard dégouté à la vieille femme, appuie ses cinq orteils dénudés sur le sol et finit par se retourner vers l’insignifiante grande chose qui perturbe le délicieux silence dans lequel il aurait voulu couler.



Jude, le charme anglais incarné. Ou alors juste la plus grande teigne au japonais plus qu’approximatif. Mais soit. Il accrocha une chaussette à l’oreille de la poupée, patiemment, l’air désinvolte. La prochaine finira entre les dents blanches. Assurément. Il claque des doigts, enchaine, accent anglais qui roule sur la langue.



Un.
Deux.
Trois.
Tralala youpi.

Jude qui s’affale sur les genoux, à plat ventre, les jambes qui battent dans l’air. Jude qui provoque, qui ennuie, qui emmerde. Belle punition pour les gens creux et vides de ses. Comme lui. Comme lui, non ? Ou peut-être tellement peu. C’est un tout. Parce que Jude qui se vautre sur un inconnu, c’est follement désespérant. Surtout qu’il devrait avoir peur. On est plus grand que lui ? On a l’air plus menaçant ?

Mais non, mais non.
Tu crois quoi, toi, l’abruti embourbé dans ton agressivité ?
Tu crois quoi ?

Pas grand-chose, somme toute, comme la plupart des gens. Campé fermement sur les genoux, il tire sur la chaussette restante, l’air particulièrement absent. Jude n’était pas du matin. Et puis de toute façon quel être censé l’était ? Il enfila la chaussette un peu troué sur sa main, la transformant en marionnette. Oui, autant se mettre au niveau de son adversaire. Les mains en forme de pince, il mime la parole, se grattant la joue de l’autre main :

West ? L’esprit de Jude qui cavale. Comme dans les Experts ? Appel à toutes les unités, ouest toutes ? Il hausse un sourcil, vire sur le dos en mâchonnant consciencieusement sa chaussette, le regard toujours rivé sur un point se baladant entre les deux yeux du jeune homme. Il lève un doigt, appuie entre les deux sourcils, espérant ainsi neutraliser son adversaire pour pouvoir roupiller enfin tranquille. Non parce que West ou pas, il l’emmerdait et – Saint Jesus-Marie-Joseph comme aurait dit sa très bonne mère – il se sentait au bord de la diabolisation à la Docteur Jekyll et Mister Hyde. Ou Hulk. Mais en moins vert. Ca jurait avec ses yeux.

Donc, tu dis que tu es ?
C’est assez sidérant, je trouve.

Il lui recrache la chaussette au visage, boule de truc tout synthétique toute mouillée.
Il se demande, dans un coin, si la chaussette restera fixé sur son front. Sur ce gigantesque front blanc qui le lorgnait du coin de l’œil. Il ferme un œil, se pince l’arrête du nez et penche la tête sur le côté à trente degrés. Oui non. Toujours aussi grand.

Enfin pour Jude et sa mauvaise foi.



Et c’est dit avec toute la sincérité du monde et le sourire arrogant des anges trop sûrs d’eux.
Sauf que Jude n’était pas un ange.
Sauf que les anges dédaignaient Jude.
Et c’est un sourire moqueur qui reste sur ses lèvres, qui toise, qui le défie, suppléant au regard azur qui pétille d’un semblant d’enfance qui reste accroché à sa carcasse.

Il ricane, appuie un peu plus entre les deux sourcils du garçon pour le maintenir à distance. Après tout, s’il reste à distance, Jude aura une chance de pouvoir somnoler ne serait-ce qu’un peu. Le risque de choper une crampe dans le bras ? Subalterne. Surtout dans ce genre de situation.



Genre le West qui fait du raccommodage.
Genre.
On parie ?